L’homme qui…
Texte de présentation de l’exposition Les clones et les enfants d’Albrecht Dürer d’Olivier Turco (la Seyne sur Mer)
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L’homme qui … ressemble sans doute le plus à Albrecht Dürer est Olivier Turco. Même regard perdu, même finesse de traits, visage de Christ et léger sourire à peine esquissé, portrait d’un être qu’Olivier Turco se plaît à faire voler vers Los Angeles comme il fait voler son œuvre vers un pays de nulle part qui n’appartient qu’à lui, autoportrait d’un artiste qui reconnaît en cet « Albrecht des Amériques », un parangon tendu vers l’absolue pureté dans un corps d’homme. C’est dire la périlleuse confrontation pour ne pas dire le combat qui s’élève entre ces deux plaques tectoniques – le corps et l’âme – qui ne cessent de s’affronter pour créer des volcans d’où coule une lave brûlante et rouge, création nouvelle et violente d’un peintre qui se libère de sa propre colère, sujet d’un mal foudroyant, mort de Dieu, de son dieu personnel, l’Idéal qu’il cherche à reconstruire de terre et de glaise sur des toiles devenues Genèse d’un monde nouveau.
Pour en arriver là, Olivier Turco a fait un long chemin.
Vagabond dans l’âme, il est parti d’une esthétique très figurative pour venir jusqu’à cette déstructuration géante de l’âme tout autant que du corps, une construction viscérale où la future mémoire de l’artiste se projette contre les murs de rêves effondrés.
Esquivant le rouge dans une première « période », il fabrique dorénavant une matière brique, chair et cuivrée qu’il gratte, ponce, sculpte, étale comMe s’il étalait sa propre chair sur des pages blanches attendant le récit d’une histoire entamée il y a de ça presque vingt cinq ans. C’est violent et savoureux à la fois, rude et exquis comme il le nomme lui-même. On est loin des éléphants qui se perdaient dans des bleus sans fond. Les bleus sont dans l’âme, l’homme n’a pas suivi ses rêves. Plus exactement il les a laissés partir, cage ouverte et les peint, fantômes esquissés derrière ces gestes informes et informels qui écrasent l’extrême fragilité d’un être aux pieds de brume.
On pense aux encres, à ces évanescences chinoises qu’Olivier Turco travaille en miroir de lui-même, présence-absence d’un être en noir et blanc. Mais il est aussi question de sang qui coule comme l’encre sur le papier. L’homme se raconte, il se dit, se donne entièrement. C’est cruel et beau, jamais inoffensif. Il y a même quelque chose de fielleux dans ce cuivre orangé, quelque chose de Dürer, de cette lumière étrange du manteau brun de son célèbre autoportrait. Olivier Turco joue sur les mêmes tonalités. Ni ombre ni lumière mais un à plat cuivré pour faire une œuvre autoportrait où la couleur révèle l’intériorité d’un être dont l’imaginaire confère cet étrange hermétisme, ce qui change du début où il restait somme toute très accessible dans sa manière de narrer l’image : femmes-mères aux corps difformes, animaux échappés de cirques baroques, oiseaux envolés de nulle part, éléphants dégingandés, chats élancés et gracieux, scènes rappelant les peintes classiques chinois, voilà ce qu’était son principal environnement thématique et pictural.
Puis vient le temps du « transfert ». Olivier Turco tombe sur la planète terre. Il se tord, se distend, épouse toutes les formes et les non-formes que lui offre une réalité où il cherche son identité. Sa peinture explose, déborde, s’étend. Elle cherche ses limites dans l’illimité, le dit dans le non-dit, sa forme dans l’informe, sa couleur dans le rouge organique de ses propres viscères. On passe d’une œuvre ordonnée au chaos primitif qui détruit et construit simultanément. Il affirmait en figurant. Il doute à présent, met tout en cause, place ses illusions aux bancs des accusés. Il s’étire entre deux mondes et se perd dans une matière qu’il travaille très métaphoriquement sur de larges toiles tendues comme les voiles de bateaux ivres. Il fait partir ses personnages à la dérive de ses propres chimères contractant cette maladie de l’âme qui fait des poètes d’éternels errants en quête d’illusoire Saint Graal.
Il n’y a pas fracture mais changement, évolution, intériorisation d’une peinture qui donne plus dans la sensation que dans le visuel immédiat. Cette continuité se cristallise d’ailleurs tout particulièrement autour du geste. Asiatique, précis, léger, il s’affirme de plus en plus pour tracer l’espace mental de l’ombre qui se projette sur la toile. On est en négatif. Olivier Turco dessine tout ce qu’il ne montre pas. Il s’efface derrière le mystère de ce geste qui ordonne toute la toile et donne l’expression d’êtres et de choses réduits à l’essence de leurs élans. Il saisit »l’en train » de se faire. Il peint une continuité dans l’image fixe, la sensation produite par ce mouvement. On pense aux Escaliers peints par leurs propres vertiges, à ces Danseuses longues comme des tiges de fleurs tournées vers le ciel et plus généralement à ces corps de Future mémoire et autres séries ou l’économie du tracé fait ressortir l’intensité de la présence. Olivier Turco garde l’Asie pour fondement. Il confronte vide et plein dans des bipolarités violemment colorées d’où ressort une libération pour ne pas dire un cri plein de cette violence latente qui fait du peintre l’objet de sa propre expression. C’est un aveu mêlé d’une recherche, celle du jumeau, de l’âme sœur capable de figurer sur ces Deux têtes sur socle où apparaissent les fantômes de désirs étouffés. L’artiste se bat contre sa propre dualité. Il s’arrache, s’accroche, se déchire entre le poison et son antidote, nectar d’une vie passée à espérer.
On en revient ainsi à cet Albrecht Dürer, à ce génie qu’Olivier Turco envoie dans de lointaines Amériques, lune d’argent et de miroirs glacés, pays des poètes et des lunatiques, narcotiques éthérés où les châteaux d’espoir se font et se défont au gré des vents terriens qui montent jusqu’à elle. On en revient à ce visage de Christ, mirage d’un homme né pour l’absolu qui se rebelle contre toutes les idées reçues empourprant d’orgueil le quotidien trop affadi des êtres humains. On se dit que décidément les deux hommes se ressemblent bel et bien et que si leurs œuvres s’étirent aux quatre coins du monde c’est certainement parce qu’ils sont citoyens d’une même planète, celle de l’idéal et de l’irrationnel.
Marie Kern