Le silence de Georges Bru: entretiens à une voix
Texte de présentation de l’exposition Georges Bru sur le site internet de la Galerie Lefor Openo (Paris)
Parler de Georges Bru c’est d’abord parler du silence… Georges Bru peint le silence, un silence ouaté, presque feutré où seule crisse l’empreinte invisible de ces trappeurs de rêves suspendus au bout de leur crayon guettant la proie nouvelle comme des aventuriers perdus dans des décors de neige, la création, l’absence à l’état brute dont ils sont les singuliers propriétaires.
Georges Bru est un artiste, authentique, véritable, un artisan de l’imaginaire, un montreur de cette « foire »mentale justifiant et couvrant toutes les aliénations, toutes les difformités qui créent la galerie de ces personnages exsangues juxtaposant leurs monstruosités à cet esthétisme aigu jusqu’à la causticité. Il trace l’apesanteur de l’irréalité. Il dresse un théâtre suspendu entre les nuages, funambule, équilibriste, saltimbanque du rêve, parfois du cauchemar, de cet entre-deux obscur et théâtral planté au pied d’un arbre plus que centenaire sous lequel l’homme a posé son atelier amarré au mistral et à l’air du temps.
Georges Bru délimite son mystère, il clôt son espace mental, sa scène imaginaire, par des brouillards épais d’où sortent des personnages aussi réels qu’illusoires, des égorgeurs de sort en attente de souffle, des images découpées tombées d’on ne sait trop quel ciel, celui des songes ou des Enfers, de ces paradis perdus évaporés dans des aquariums de brumes et d’acétification.
Regarder l’œuvre de Georges Bru c’est se perdre volontairement dans des chemins sans fond, des antres de Barbe-Bleue ou des cabinets particuliers, des morceaux d’espace parcourus d’éther, des bouts de temps abandonnés sur le trottoir d’une humanité aussi désuète que farouche, une débâcle de ce tout, illimité, entremêlé, englouti, dégluti, viscéralement vivant et sensoriellement mort.
Georges Bru exalte dans la précision de l’imprécision. Il crée des personnages mi homme mi femme aux états d’âme masqués par une fausse neutralité. Il concentre toutes les ambiguïtés, de la franche répulsion à l’extase absolue dans ces visages doux comme le scalpel qui semble les avoir tranchés. Il y a quelque chose de dense dans ces expressions, une densité qui s’annule et se confirme dans ces regards perdus vers des lointains inexistants. L’homme concentre tous les subjectifs, tous les possibles dans des personnages sans fond comme à l’envers d’eux-mêmes, des physionomies viscérales, des caractères à usage de pierre, des symptômes pour ne pas dire syndromes dubitatifs et funambulesques détournant l’espace de son ordinaire fonction pour en faire le décor de scènes à venir.
Les personnages de Georges Bru ne bougent pas, ils ont l’immobilité des cires de théâtre ou de foire. Ce sont des saltimbanques, des redresseurs de rêve, des trapézistes de ce vertige humain qui plonge l’homme au cœur de son intimité : la solitude, Thébaïde étrange et pénétrante qui pousse l’artiste à s’inventer un monde sur mesure, un divertissement de roi sans concession, lucide, très ironique parfois, un cirque gigantesque dissimulé dans l’atelier de ce peintre si particulier.
Comprendre Georges Bru, c’est comprendre la démesure humaine face au vide le plus total, l’ennui, la nonchalance du jour, l’aliénation de ce miroir de soi projeté dans l’écume de ces heures effondrées sur le comptoir du temps. Le peintre séduit par son dessin, par son esthétisme, par sa monstruosité aussi parfois. On pense à Dali, à cette perfection du trait, à ce surréalisme outrancier qui n’est autre que le réalisme de nos imaginaires. On pense également à Giono, à cette connaissance quasi-clinique du genre humain, de sa perversion, de sa turpitude bien souvent. On imagine l’artiste dans le silence feutré de ces décors étranges, ces ombres de jours curieux où les idées naissent pour finir dans ces « petite-boî-ten-bois » invisibles que sont les dimensions cadrées de l’image dessinée.
Georges Bru a cette capacité d’attente et de vide qu’ont les véritables Gargantua. Il remplit son existence de personnages « en rôle », il invente une pièce sans thème, celle de la vie, de sa vie peuplée de caractères, de rêves éthérés, de brumes endormies au pied de contes défaits, de monstres inconscients de leur monstruosité, de viscères entremêlés aux songes barrés par le front trop bas des limites de ce monde. Il dresse des tréteaux où ses personnages se donnent en spectacle : attitudes, regards, postures, décors. Georges Bru crée des ambiances théâtralisées par l’outrance du sujet qu’il se plaît à mettre en scène. Il accentue les travers de l’esprit humain jusqu’à l’outrance spectaculaire. On aime ou on déteste Georges Bru pour cette outrance justement, ce défi à la plus grande nécessité que l’homme n’ait jamais surmonté : inventer, créer pour se créer une identité.
Marie Kern