Partager la publication "La valse des étiquettes sur les emballages alimentaires par Claude REISS"
La controverse sur l’étiquetage de la valeur nutritive des aliments fait rage depuis des mois –et même, en coulisse, depuis des années. Même les étiquetages de A, vert, (bon) à D, rouge, (mauvais), selon les contenus en sel, sucre et matière grasse des aliments sont encore de trop pour l’industrie alimentaire. Elle se vante même d’avoir investi un milliard en lobbying pour faire plier, en 2011, la Commission Européenne qui voulait imposer ces « feux tricolores » sur les emballages : elle abandonne l’étiquetage ! (merci Barroso). Mais il fallait aussi faire plier l’Etat symbolisant la bonne cuisine dans l’UE, la France –« il n’est bon bec que de Paris ! » chantonnait déjà François Villon. L’émission TV « Cash Investigation » (14/09/2016) s’est courageusement jetée dans la mêlée pour surprendre les industriels en train de faire leur popote avec les « représentants du peuple », verre de champagne à la main (« Bon appétit, Messieurs ! Ô ministres intègres ! Conseillers vertueux ! Voilà votre façon de servir, serviteurs qui pillez la maison ! Donc vous n’avez pas honte… ! Donc vous n’avez ici pas d’autre intérêt que remplir vos poches et vous enfuir après ! » (Ruy Blas, de Victor Hugo –la suite de la tirade vaut la peine d’être relue et appréciée dans notre contexte actuel).
Mais que fait la Ministre de la Santé ? Elle est concernée au premier chef, vue l’épidémie de surpoids, qui concerne 20% des Français (6% en 1980), l’hypertension artérielle (un Français sur 4) et le diabète 2, dont le nombre a quadruplé depuis 1990 et dont le coût pour l’assurance maladie augmente de 10% par an depuis 2000. Madame Touraine se saisit en effet du problème et inscrit, en 2014, dans la loi Santé, l’étiquetage cinq couleurs proposé par une équipe universitaire de recherche en épidémiologie nutritionnelle. Branle-bas de combat chez les industriels, qui vont mener la bataille selon un plan bien éprouvé depuis longtemps : chantage à l’emploi (le secteur compte 16.000 entreprises et « pèse » €170 milliards) ; jouer la montre (ils réclament une étude en conditions réelles pour voir comment l’acheteur réagit devant les divers étiquetages, mais ne sont pas pressés pour la lancer) ; dénigrer les experts académiques et mettre leurs obligés dans les comités en charge de superviser l’étude.
Et la manœuvre a parfaitement fonctionné ! Après avoir rejeté tous les amendements à la loi santé, présentés par les députés mais obligeamment rédigés par les lobbies des industriels du secteur, Madame la Ministre de la santé Marisol Touraine fixe la composition du comité de pilotage de l’étude ci-dessus. Elle place à la tête son directeur général de la santé, mais en binôme avec le président du Fond Français pour l’Alimentation et la Santé, le FFAS. Curieux, c’est l’une des nombreuses entreprises de lobbying dans le secteur, comme l’ANIA, collège fondateur, créé en 2010 par l’industrie agroalimentaire, AGIS pour les plats préparés, Mondelez pour la confiserie, la Fédération Nationale des industries des corps gras, etc. Le FFSA se veut une organisation « pour l’étude et la mise en valeur d’une alimentation source de plaisirs et de santé » (Obelix n’avait pas besoin de FFAS pour ça), en réalité pour organiser des « évènements » de promotion et surtout « faire du charme » à des « clients », universitaires notamment, attentifs, compréhensifs…et généreusement récompensés (€2000 pour une journée de conseil) ?
Que croyez-vous que fit le co-président venu du FFSA ? D’abord, il nomme dans le Comité de Pilotage 4 de ses sympathisants venus de la grande distribution et de l’ANIA, ouvertement hostiles au système coloré. Bien évidemment, ce Comité confie tout de suite la mise en œuvre de l’étude au…FFSA et à son président ! Madame la Ministre avait prévu un deuxième comité, scientifique, pour établir le protocole de l’étude et assurer la rigueur de l’opération, précisant que « les membres de ce comité présentent toute garantie de compétence, d’indépendance, d’objectivité et d’impartialité ». Encore raté : quatre scientifiques (dont le Directeur de l’INSERM), membres du comité, démissionnent, jugeant que la coupe des conflits d’intérêt est pleine. Sur les 10 personnes encore dans ce Comité, 6 ont des liens avec l’agroalimentaire (lait, sucre) et la grande distribution. Ces liens d’intérêt étaient, au moins en partie, connus du Ministère, qui doit maintenant mettre la main à la (nos) poche(s) pour réaliser l’étude, confiée à un organisme (LinkUp) très proche du FFSA. Le résultat de l’étude sera évidemment sans surprise. Comme le déclare le président du Haut Conseil de la Santé Publique : « L’organisation de l’étude est contraire à la déontologie et aux bonnes pratiques de la recherche » ! A se demander si Madame la Ministre a l’autorité sur, et le contrôle de, ses services…
A y regarder avec un peu de recul, toute cette joyeuse mascarade en 5 couleurs ou autre semble destinée à cacher une réalité bien plus grave que l’évaluation sel-sucre-gras, que l’industrie agroalimentaire n’a aucune envie d’étaler au grand jour : l’étiquetage des substances chimiques cancérigènes, neurotoxiques, reprotoxiques, toxiques pour le développement (embryonnaire en particulier, perturbateurs endocriniens etc., présents dans les additifs alimentaires (ces fameux Exxx) et les pesticides présents dans les légumes et fruits frais, les viandes, les charcuteries, les boissons, ou les aliments qui en sont dérivés. Madame la Ministre pourrait se racheter du pataquès sel-sucre gras, en exigeant des industriels que les emballages alimentaires mentionnent de façon bien visible la présence de ces substances et les quantités, mesurées avec précision à l’aide d’instruments (chromatographies, spectroscopies de masse…) dont l’usage est aujourd’hui de routine. Elle pourrait faire vérifier ponctuellement par ses services le sérieux des mesures affichées et en cas de constat de fraude, demander à son collègue de l’Economie de charger la Direction de la Répression des Fraudes (DGCCRF) de sanctionner les fraudeurs. Pour compléter l’opération « manger sain », Madame la Ministre pourrait charger un laboratoire public (de l’INSERM par exemple) d’évaluer les effets toxiques de ces substances sur l’homme. Les méthodes scientifiques à cette fin existent, par exemple la toxicogénomique sur cellules humaines. L’affichage des résultats de ces évaluations sur internet permettrait au consommateur soucieux de sa santé de sélectionner en connaissance de cause sa nourriture. Ce ne serait évidemment pas du tout du goût des industriels et de leurs lobbies, qui voient dans un consommateur un simple client, sans égard pour sa santé.
Claude Reiss, ex directeur de recherche au CNRS – fondateur d’Antidote Europe